Les arbres têtards, seigneurs de nos campagnes

Arbres extraordinaires avec leurs étranges gueules cassées, majestueusement présents dans toutes nos campagnes et pourtant inconnus…. leurs mille visages nous interpellent puis nous fascinent. Leur vie a côtoyé celles de nos ancêtres paysans depuis des siècles. Oubliés, délaissés, coupés, ces survivants ont ressurgi comme l’ emblème patrimonial de l’année 2020: l'année des arbres à trognes.

Les arbres têtards

Son origine

Un vieux tronc, noueux, cabossé, tordu, renflé en son sommet lui donnant ainsi une vague allure de larve de batracien …. de nombreuses branches fines qui s’étirent en halo autour de sa tête ligneuse, voici l’arbre têtard.
Incontournable dans nos campagnes depuis le Moyen Âge, il a atteint son apogée aux 19ème et 20ème siècle mais son plus ancien vestige de chêne, a été daté de plus de 3000 ans!
En France, il est répertorié sous plus de 250 noms différents selon les régions.
L’arbre têtard fait partie de la famille des trognes. La trogne, vient du gaulois “trugna” voulant dire “nez, museau” et désignant un visage grotesque. Il faut dire qu’ils ont vraiment une drôle de tête ces arbres étranges….

Naissance et vie des arbres à trognes

Leur allure résulte d’une taille particulière du tronc et des branches principales.
La plupart des feuillus à pousse rapide peuvent se trogner. Deux exemples sont connus de tous: le cep de vigne qui est l’une des plus anciennes et les fameux platanes qui bordent les avenues ou les routes du sud de la France ! Cependant les arbres qui restent les plus fréquemment trognés sont les saules, les chênes, les peupliers noirs et les frênes.
Cette taille visait au départ à protéger l’arbre des animaux qui broutaient les jeunes pousses à l’excès au risque de le mettre en péril. Les branches ainsi mises à l’abri des dents gourmandes étaient facilement accessibles pour être utilisées ultérieurement à la demande.
La création d’une trogne s’effectue sur un arbre jeune. L’écimage du tronc en fin d’hiver va stimuler la pousse des bourgeons dormants sous l’écorce et donner naissance à une couronne de jeunes branches. La cicatrisation des coupes successives va produire des bourrelets dans lesquels de nouveaux bourgeons vont se former. L’écorce prend alors cette forme boursouflée et exubérante si particulière. Au fil des tailles successives, tous les 1 à 15 ans selon les variétés, le tronc s’épaissit sans s’allonger alors que les branches densifient la couronne sommitale. Cette coupe étonnante, qui stimule les défenses de l’arbre en le blessant profondément, accroît paradoxalement sa longévité: un chêne peut vivre jusqu’à 200-300 ans, alors que sa trogne peut atteindre 500 ans!
Selon la taille, l’essence, l’environnement, l’utilisation, la trogne peut prendre des formes à l’infini. L’arbre dit têtard affiche un gros tronc ventru de 2-3 m surmonté de sa tête couronnée de branches. Lorsqu’il est dit en candélabre, il se dessine en plusieurs têtes et plusieurs bras. Certains horizontaux ! Toutes les combinaisons sont possibles et chaque trogne montre une silhouette unique!

Un arbre riche de ressources

Si les trognes ont promené leur plastique tourmentée à travers les siècles jusqu’à notre présent, c’est qu’elles ont offert de multiples richesses et avantages.

L’expression d’un savoir-faire paysan

Leur allure ramassée, en limitant la prise au vent, réduisait les risques de déracinement. Ces trognes pouvaient alors se passer de générations en générations transmettant ainsi leurs usages traditionnels. Toutes les ressources naturelles possédaient une vraie valeur dans le monde agricole ancien. Ainsi le propriétaire d’une trogne pouvait instaurer un bail agricole pour l’utilisation des branches, se gardant pour lui-même l’usage éventuel de son tronc!!
Les taillis aériens étaient utilisés en vannerie, charbon de bois, et fabrication d’objets usuels.
Les petites branches, nouées en fagots, permettaient l’allumage des poêles, les plus grosses étant destinées aux cheminées ou fours à pain.
Le frêne était plébiscité pour son utilisation en ébénisterie, fabrication de manches d’outils, de sabots et autres objets du quotidien. Ses feuilles donnaient également un fourrage de qualité pour les animaux domestiques.
L’orme était valorisé en escaliers, l’alisier en lutherie…
Les troncs noueux des arbres têtards possédaient une valeur à part et entraient autrefois dans la construction navale fournissant des poutres de belles tailles. Certains étaient même taillés pour émettre des branches charpentières courbes utilisables comme bois de marine pour les coques de bateaux!
A l’heure actuelle, l’industrie du luxe a jeté son dévolu sur ces spécimens anciens dont le bois au dessin rare se prête si bien à la marqueterie précieuse ou à la création de tableaux de bord en bois pour voiture haut de gamme!

Un écrin pour la biodiversité

Même si ce mot est très à la mode actuellement, la biodiversité a toujours été l’amie utile et nécessaire des paysans. Quelles richesses trouvaient-ils au creux de ces arbres parfois gigantesques?
Sous l’action exacerbée de champignons lignivores, les anfractuosités et cavités creusées au sein du tronc constituent un micro-habitat pour toute une flore opportuniste : mousse, lichens, fougères, lierres, ronces, … Même d’autres variétés d’arbres, comme le frêne ou le sureau, y trouvent le bon substrat pour faire naître leurs jeunes pousses…
Toute la faune cavernicole en fait aussi un refuge: des mammifères ( écureuils, fouines, martes, lapins, renards,…), des oiseaux ( mésanges, rouge-queues, chouettes, hiboux,..), des amphibiens (grenouilles, salamandres, tritons,…), des reptiles ( couleuvres, vipères, orvets, lézards,…) et de nombreux insectes ( coléoptères, guêpes, abeilles,…) Chacun prenant sa place dans la chaîne alimentaire qui mène jusqu’à l’homme.
Et à l’intérieur du tronc creux, les matières organiques qui s’y sont déposées sont lentement transformées par des champignons saprophytes, en un terreau particulier appelé “le sang de la trogne” qui était utilisé pour faire lever les semis dans les champs.

Un patrimoine naturel

Ces arbres étranges ont été pendant des siècles les composants familiers des haies qui quadrillaient toutes les campagnes françaises. Des lignes d’arbres têtards ont délimité par leurs grandes silhouettes, les chemins, les bordures des fossés, les méandres des ruisseaux et les berges des mares… Mais ils ont parfois aussi joué des rôles beaucoup plus étonnants. Isolés, reconnaissables, ils ont parfois remplacé une borne aux croisées des chemins….des têtards creux ont aussi servi de niches à chiens, de cachettes pour des armes, de supports pour des objets sacrés, croix ou statues, de postes de guets pendant la Grande guerre; certains ayant été remplacés par des fausses trognes blindées à cet effet !!
Décimé par la destruction des haies, il représente aujourd’hui un élément du patrimoine naturel paysager témoin du savoir-faire de générations de paysans que l’année 2020 a mis en lumière. Une année qui a permis de connaître, réhabiliter, restaurer, planter et valoriser les trognes de nos régions.

 

Christine Baronnat